C’est par un tableau que commence l’enseignement. Mais de quoi
parle-t-on quand on parle de tableau ?
Pour commencer le mot tableau
désigne dans l’usage commun ce carré de bois, de toile ou de toute autre
matière sur lequel un être humain, un artiste, reproduit une scène, une figure
ou représente quelque chose. L’essentiel du tableau d’artiste est qu’il s’agit
d’une œuvre élaborée avec des couleurs et des matières variées. Par
suite, on parle de tableau lorsqu’on
évoque un ensemble de données réunies et assemblées lesquelles sont
censées faire sens. Le premier sens n’est pas si éloigné du second dans la
mesure où les couleurs du tableau pictural constituent en elles même un
ensemble de données même si leur combinaison n’est pas codifiée mais laissée à
la libre interprétation de l’artiste et de l’observateur. Dans un cas on a donc
un ensemble de données dont l’interprétation est libre dans l’autre un groupe
de donnée dont l’interprétation est socialement et culturellement commandée :ex
Tableau statistique, synoptique,
synchronique, chronologique, représentatif, économique, d’avancement,
indicateur, généalogique, clinique, de marche des
trains, de prix, d’ensemble, d’un ordre quelconque (qu’il s’agisse de celui des
avocats ou celui des médecins ou des pharmaciens), de conjugaison, des
ressources, des événements, des entrées et sorties, d’un inventaire ou d’une
comptabilité, etc. Le nombre d’expressions incluant le mot tableau est certainement
beaucoup plus étendu que cela.
Il y a ensuite
des sens figurés : on parle d’un tableau vivant, changeant, d’un tableau
optimiste, pessimiste, complet, d’un
tableau de situation, du tableau d’un acte au théâtre (on dit par exemple une
œuvre en plusieurs tableaux), on dit aussi qu’il y a une ombre au tableau ou
qu’ Il manque quelque chose au tableau, on parle de faire le tableau de quelque chose ou d’une
situation, etc. il s’agit toutefois toujours d’une question qui porte sur la
nature ou l’état ou la signification d’un ensemble de données et de leur
description ou de leur présentation. Un
tableau c’est aussi une histoire
qui se raconte. On brosse un tableau. On décrit un tableau, etc. Dans la mesure
où l’être humain s’exprime fondamentalement sous le mode du récit (ne serait-ce
que parce qu’il est lui-même une histoire avec un début et une fin) cela semble
tomber sous le sens. L’histoire des hommes étant par définition constituée de
plusieurs séquences (je pense par exemple au titre de film 3 vies et une
mort ) on peut ainsi concevoir qu’on puisse la raconter en plusieurs
tableaux, chacun se limitant à l’exposé d’un épisode ou d’une période. De même
les actions des hommes, leurs intentions, leurs choix peuvent être exposés sous
la forme de tableaux : on entendra par exemple quelqu’un dire qu’il a joué
sur plusieurs tableaux ou gagné sur un ou
plusieurs tableaux, c'est-à-dire dans une projection de choix ou
dans plusieurs.
Ensuite un tableau est aussi et avant tout un objet matériel concret, un
support donc, destiné à toutes sortes
d’usages ; on parle ainsi de tableau qui encadre une baie de porte, de fenêtre ; on parle de tableau
de distribution, de bord, de commande, de contrôle ; de tableau d'une
installation téléphonique ou de tableau de clefs ; de tableau de
bord , etc. La différence avec la première série de sens citée plus haut
est que dans ce cas les tableaux dont il est question sont des objets matériels
destinés à des usages spécifiques. Dans tous
les cas le mot tableau continue à comprendre une notion d’organisation et de
hiérarchisation non plus de données comme vu plus haut mais d’objets ou de
fonctions.
Lorsqu’on parle
d’un tableau de classe c’est donc un peu de tout cela que l’on parle. On évoque
un support matériel fait de pierre, de
bois, de métal ou de caoutchouc, de
couleur blanche, bleue, verte ou noire. Ce tableau se fabrique, se peint,
s’essuie, se nettoie, s’accroche ou se décroche. Il sert à la présentation et à
l’organisation de données variées selon les hiérarchies didactiques. On écrit
au tableau ces données avec de la craie, un stylo ou par le biais d’un clavier
d’ordinateur dans les classes où l’on trouve par exemple les tableaux dits électroniques
(lesquels ne différent en rien des premiers dans la mesure où il s’agit
toujours d’un support sur lequel on inscrit ou projette des données).
Pourquoi ne peut-on imaginer de classe sans tableau ? il y a d’abord le fait que la présence du
tableau dans la classe limite la dispersion des regards et de l’attention des
élèves. Les regards sont focalisés, concentrés. On imagine il est vrai très mal
un enseignant dire aux élèves regardez le mur ou le vide devant vous. (Enseigner en marchant fut une
spécialité toutefois de l’école des péripatéticiens, école présocratique). Il y a aussi le fait que la concentration et
la focalisation de l’attention favorisent le travail didactique au sens où l’on parle de travail de
l’analyse. En analyse ce travail
nécessite la parole du patient et le silence du praticien. (C’est pour partie,
le principe de la maïeutique socratique). Dans le mode éducatif, c’est la
parole de l’enseignant contre le silence des élèves. (De là à dire que l’instituteur
est le patient de ses élèves il n’y a qu’un pas que je m’empresse de
franchir). Tout enseignement ne
nécessite pas forcément un tableau physique, mais l’enseignement normatif et
socialement organisé depuis maintenant plus d’un siècle ne peut se concevoir
sans ce type de support. Dans le rapport
de l’enseignant à l’élève le tableau est en quelque sorte le tiers. Le
maître communique directement et sur le tableau ; l’élève absorbe
les données communiquées par le maître et en déchiffre une partie sur le tableau. Il y a donc un niveau de
communication direct par les mots et la présence et un niveau de communication indirecte,
par le biais de l’écriture au tableau selon le principe romain de verba
volens scripta manents. C’est sur le tableau que les élèves lisent une
partie des informations transmises et c’est sur le tableau qu’ils sont amenés à
en transcrire une partie ou à en rendre compte.
Si l’on s’arrête
cependant à ce niveau on n’a pas encore tout saisi du phénomène cognitif qui
s’opère dans la relation éducative. En effet, l’on a vu l’étendue des
significations et des contextes dans lesquels apparaît le mot tableau. C’est que dans le mot tableau il y a aussi
l’idée d’une modélisation : nous avons besoin d’un tableau pour transcrire
des informations pace que d’abord nous concevons les choses sous forme de
tableau. C’est d’abord le fait du phénomène bio-génétique de la vision. Nous voyons toujours les choses
dans un cadre prédéfini et limité à 180 degré. Et ce cadre est par définition
limité sur ses côtés. Tout tableau par définition modélise un certain type de
rapport que nous entretenons naturellement avec le réel. Et si nous percevons
le réel dans un cadre, ce cadre nous en héritons aussi.
Physiquement et
d’un point de vue pédagogique, depuis des générations nous héritons d’un cadre
rectangulaire de2m sur 1m, voire 4m sur un 1m, etc. Conceptuellement notre
pensée d’adulte se forme dans les écoles au travers de cadres conceptuels qui
nous disent le possible et l’impossible, le concevable et l’inconcevable, le
disible et l’in-disible, le dicible et l’indicible, le visible et l’invisible,
le pensable et l’impensable, le réalisable et l’irréalisable, etc. Le cadre
physique du tableau modélise de fait ce type de rapport au réel. Ce qui est
écrit sur le tableau c’est ce qui a été dit, ce qui n’a pas été écrit sur le
tableau a peut être été dit ou ne l’a pas été mais toujours est-il qu’il n’y a
pas de traces pour en témoigner. Beaucoup de choses sont dites en classe qui ne
sont pas forcément écrites sur le tableau et parmi elles il y a certes des
éléments non significatifs mais il y a aussi des éléments dont la pertinence ne
peut être mise en question. La manière dont l’enseignant est vêtu par exemple
est un élément pertinent de la communication éducative mais qui n’est pas écrit
au tableau. C’est un non-dit non-écrit, mais c’est tout de même un élément
essentiel de l’enseignement que le maître apporte à l’élève, de même la
gestuelle, etc.
Nous apprenons
aussi bien de ce qui est écrit sur le tableau que de ce qui n’y est pas
transcrit, de même que la face cachée de la lune compte autant que celle que
l’on voit, de même que la nuit nous parle forcément du jour et la vie de la
mort. Voire peut être plus, nous apprenons bien plus de ce qui n’est pas écrit
au tableau que de ce qui y est écrit. De manière mathématique pourrait-on dire,
seul un faible pourcentage des mots qui ont circulé dans une séance de travail
est noté au tableau. De manière équivalente, nous ne percevons directement
qu’une faible partie des choses que nous voyons. Combien de fois ne nous sommes
pas rendu compte que nous sommes passés devant les choses sans les voir ?
ou écouté sans entendre ? Ou touché sans sentir ? Ou humé sans
sentir ? Ou avalé sans goûter ? Comme si à chaque fois il nous avait
manqué une attention, un élément à même de nous amener à percevoir.
Dans la relation
pédagogique, il est essentiel de se rappeler que le tableau n’est pas un simple
support des discours communiqués, un réceptacle physique de données, mais une
modélisation de la nature de notre appréhension du monde. Ce sur quoi porte
donc tout enseignement, n’est pas tant un certain type de contenu didactique que
le modèle social d’appréhension des données de la réalité tel qu’il est
communiqué par l’enseignant, sachant que les contenus du manuel ne sont qu’une
infime partie de ce qui fait l’objet de la séance éducative. C’est l’ego
du maître qui emplit et interagit avec celui des élèves dont il devient forcément guide et
modèle, ce ne sont pas les équations et les dictées. Le tableau présent dans la
classe est d’une part un prétexte, d’autre part une traduction visible pour
l’esprit de l’enfant d’un certain type de modélisation de la réalité cognitive.
Il n’est donc pas anodin dans l’enseignement qu’un tableau soit noir, bleu,
blanc ou vert.
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